L'ETOILE ROUGE DE SAINT-OUEN
par Louis-Stéphane Ulysse
Tout comme Gilles Vidal, l'atmosphère de Bauer a inspiré cet écrivain, lors de Red Star - Troyes, en octobre 1996. Nous reproduisons le texte dans son intégralité avec son accord.
" GENTILS enfants d'Aubervilliers, gentils enfants des prolétaires... » C'est une citation de Jacques Prévert au dos d'un bouquin de Pascal Françaix. Il faut prendre le vélo et partir de Belleville, suivre le métro aérien entre Stalingrad et le Louxor (1), éventuellement couper avant, à travers la Goutte d'Or, monter jusqu'à Chateau-Rouge pour redescendre sur Simplon et Clignancourt. Longer les puces éteintes et les anciens locaux du journal L'Equipe et apercevoir l'éclairage du stade Bauer.
Entrer dans le café l'Olympic, juste en face du stade en évitant de lancer aux supporters maquillés et perruqués aux couleurs de leur club : « Salut les filles, ça va ? Pas trop seules ce soir ? » Red Star - Troyes. Malgré ses terribles oreilles et son pyjama fluo, je ne crois pas que le docteur Spock ait pu aller aussi loin, aussi vite, à des années lumières du foot de Canal +,dans cette trace de vie latérale, dernière station avant la banlieue quadrillée.
Gamin, le Red Star avait déjà un goût de nostalgie comme lorsqu'on se retourne sur la plage arrière dans les longues routes de nuit, à essayer de retenir le plus longtemps possible les lignes claires de la petite station-service qu'on vient de quitter.
Toujours, le club luttait pour sa survie. Vedettes décotées, anciens espoirs ayant fait le désespoir de leurs précédents clubs, inconnus sud-américains à la triple nationalité, joueurs obscurs se révélant à la lumière d'un match de la dernière chance...
Il y avait Gondet et Simon, les anciens Nantais, Orlanducci le rugueux défenseur Corse (bien avant Pasqua et Tibéri), Roger Magnusson s'essayant au poste d'arrière latéral, Vergnes et Pintenat, Farias dans un maillot blanc à col vert, frappé de l'étoile rouge de la Caltex (2), Christian Laudu, le gardien de buts, habillé tout en noir comme Gene Vincent. Le Red Star avait un peu le goût d'un ultime concert de Suicide à la Locomotive, au milieu de gamins techno parfaitement indifférents, ou celui d'une photo de Vince Taylor lorsqu'il recousait son pantalon de cuir entre deux sets. Il y eut aussi Garrincha (3), de passage quelques mois, comme un Chuck Berry noyé dans les années soixante-dix.
Dans « Nous gagnerons ce soir » de Robert Wise, Robert Ryan était un boxeur bourrin prêt à s'allonger pour un peu d'argent jusqu'au moment où, dans un ultime sursaut d'orgueil, il allongeait le jeune protégé de la mafia locale. On en attend pas moins du Red Star ; aucune raison pour que ça se passe devant nous, mais le secret espoir que ça arrivera rien que pour nous.
C'est un petit rectangle vert aux tracés blancs, une oasis derrière les fortifs, avec des gradins recouverts de tôle ondulée.
Mille personnes à tout casser, derniers matchs avant d'être relogés au stade de La Courneuve en février. Des casquettes grises, des vies au poumon d'acier, dans la fumée des cheminées ; cités ouvrières d'Angleterre, chômeurs et travailleurs retraités, merguez frites transformées en calendriers, eux-mêmes recyclés en timbres BCG qui alimenteront un jour, en secret, c'est sûr, les caisses noires du P.C. On tient la buvette en famille et les gamins se pressent pour entrer dans les premières minutes de la seconde mi-temps.
Un soir, Henri Garat ou Jean Gabin sortiront d'une D.S. pour prendre quelques liasses à la caisse du pesage : « T'inquiètes pas, tu le reverras ton fric, j'ai un tuyau à Enghien... »
Il y a un type juste devant moi dans les gradins, une sorte de Robert Hue des Flandres. Il est seul, il ne bronche pas. Il me fait penser à Taillardat, un copain de lycée, lorsque, privés de match, nous nous échangions des schémas tactiques tous plus délirants les uns que les autres. Chacun avait son club, inventé de toutes pièces, avec ses joueurs transférés, ses blessés... parties d'échecs en forme de quadrature de cercle.
Robert Hue des Flandres peut bien se lever d'un moment à l'autre, sortir un mégaphone dérobé dans les locaux de sa section syndicale et commencé à nous faire des révélations capitales sur l'affaire Dutroux : « Et le capitaine Haddock dans les Bijoux de la Castafiore, ça vous rappelle rien ? La page où il parle aux petits gitans comme un vieux dégueulasse ! Alors ?! Non mais quand même ?! », personne ne dira rien, quelques rires tout au plus, simplement parce qu'il est d'ici et qu'on le connaît.
Ça braille, juste histoire de se rappeler qu'on est au foot et qu'il faut bien que l'arbitre finisse par visiter les chiottes locales. Le Red Star joue gris et terne. Un coup de pied anodin comme un défi de gosse : « Tiens, là, moi aussi je peux taper dans le ballon, si je veux... » Un tir mollasson qui rebondit et le goal qui sort, se plante sur ses appuis et la balle qui roule lentement dans les filets.
Un but gentiment con.
Alors, les supporters troyens hurlent : « Nicolas ! Nicolas ! » mais on ne sait plus si c'est pour tenter de réconforter le gardien malheureux ou pour réclamer à boire. Ils renvoient encore une fois l'arbitre aux chiottes, histoire de vérifier s'il se souvient bien où ça se trouve, et puis c'est fini.
Dans la chaleur du comptoir, il y a les photos des équipes-fanion aux couleurs passées et toujours l'étoile rouge sur le maillot vert et blanc. Epoques successives, cinq années de coupe aux lèvres, je m'en souviens, je n'y étais pas : 1921, 1922, 1923, 1928, 1942... De quel bois étaient ces joueurs-là ... Chaussures carrées, crampons d'alpinistes à la Gaston Rebuffat et gros
ballons de cuir marrons... du boyau de chat de gouttière, sans doute.
Les Troyens vont bientôt rentrer, le car les attend. « Jean-Marie ! Jean-Marie ! Jean-Marie avec nous ! » Regards hésitants, une fraction de seconde, mais c'est rien, juste le rappel d'un des leurs, seul dans son coin, lessivé par la défaite...
« Gentils enfants d'Aubervilliers, gentils enfants des prolétaires ..."
copyright Louis-Stéphane Ulysse.
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Notamment : De l'autre côté de la baie, Editions Calmann-Levy (à paraître en août) et Toutes les nouvelles de mon quartier intéressent le monde entier aux Editions Michalon.
Note de la rédaction :
(1) Il s'agit du cinéma le Louxor, ex-palais du cinéma, situé au carrefour Barbès à Paris et construit en 1921 par Henri Zipcy dans un style égypto-Arts déco. Sa façade est aujourd'hui fort décrépite, sa belle salle intérieure avec ses fauteuils égyptiens typiques a disparu dans les années 1970 et le cinéma est fermé depuis 1979. Il a été racheté en 1980 par M. Fabien Ouaki, propriétaire des établissements Tati qui ne l'a jamais occupé. Photo du Louxor (15/07/03)
(2) logo actuel de cette grande société pétrolière
(3) Garrincha n'a jamais signé au Red Star, il a simplement été en contact et a donné le coup d'envoi d'une rencontre, voir un article de Francis Le Goulven paru sur le site sur ce sujet.