MYSTIQUE

    « Je n’ai rien à faire au-dehors » écrit au XIVe siècle le mystique flamand Ruusbroec. Et c’est vrai que toute passion est intérieure. Elle use, brûle et ronge qui la vit. Elle est même peut-être mortifère. Aujourd’hui, toutefois, je ne sais plus si elle éloigne de la vie ou si, au contraire, sa force ténébreuse permet de s’en approcher davantage. Certains jours, il m’arrive de penser que tout passionné, tout consumé de l’intérieur, ressemble à ces béguines, ces femmes émaciées tenant continuellement commerce de chair et d’âme avec leur créateur et qui crient dans la nuit incendiée :

« Je tiens auberge avec Jésus.
Il est mien et je suis sienne.
Il me dépense nuit et jour.
Il a volé mon coeur ;
Je suis engloutie dans sa bouche. »

    Pourtant ma passion pour le football passe forcément par cet « au-dehors » puisqu’elle prend corps et s’exprime essentiellement dans les stades. Je les fréquente depuis toujours. Je pourrais vous parler de dizaines d’entre eux. Là, derrière les buts ( ma place préférée, bien qu’elle ne donne qu’ une vision imparfaite du jeu ) à l’emplacement du point et du drapeau de corner, j’ai vu des centaines de matches. Là, j’ai eu peur. Je me suis tu et réjoui. J’ai crié. Il m’est arrivé d’insulter des arbitres. Toute passion ronge de l’intérieur. Elle fait de nous ces hommes exigeants et inquiets, parfois malades, ces êtres à qui l’on ne donne ni âge ni statut social, tant ils se ressemblent tous et sont habités, transpercés, comme unifiés par leur passion, et ce vœu angoissant et permanent : le désir de voir l’équipe qu’ils aiment gagner son match !

    A Londres ( ô ces lieux de recueillement rare, d’où s’élèvent hymnes et cantiques ! ), à Bruxelles, Amsterdam, à Milan et à Rome ; tout comme à Valenciennes, Lens, Noeux-les-Mines et à Saint-Ouen, j’ai participé à des cérémonies tantôt païennes, tantôt religieuses, dont je ne suis jamais sorti indemne. Le football m’a usé, disais-je. Il me semble qu’en même temps il m’a vivifié. Pour lui, j’aurai pu me battre. Dans chacun des stades que j’ai fréquentés, j’ai balbultié d’étranges et bien naïves prières, des vœux, des menaces aussi. J’y ai ri. Il m’est arrivé d’y pleurer. Je m’y suis enfermé dans un lourd silence intérieur dont il me fallait ensuite des heures pour m’extraire. Je n’ai jamais assisté sereinement à une rencontre de football. « Il me dépense jour et nuit ». Le match à peine terminé, l’angoisse du suivant me pénètre.
Enfant, revenant en larmes du vieux Parc des Princes parce que le Racing y avait perdu, j’étais accueilli par ma mère qui s’écriait : « Pourquoi se met-il dans un tel état pour des joueurs qu’il ne connaît même pas ? » Elle se trompait. Certes, je n’avais jamais rencontré Marche, Gabet, Vaast ou Cisowski, mais j’étais perpétuellement avec eux, mentalement, sur le chemin du collège. Je rêvais d’eux dans la cour de récréation. J’étais ce solitaire menant avec les joueurs des dialogues incessants. Chez moi, à mon retour, mon père ne participait pas à ce questionnement. Il m’observait. Longtemps j’ai cru qu’il me haïssait à cause de cet amour que je donnais à d’autres qui n’en savaient rien. J’ai compris ensuite que ce refus de partager ma passion était comme une invitation qu’il me faisait à me rendre libre.

    Mais on ne guérit jamais de son enfance. Aujourd’hui encore, dans un tout autre stade, j’appartiens à la meute de ceux qui souffrent et grondent dans les tribunes. C’est là que s’exprime ma part d’immaturité. Je regarde la pelouse. J’observe les tribunes. Je dis à mes amis : « Nous sommes des chiens malades ! » A Saint-Ouen, quand surgissent les premiers drapeaux vert et blanc frappés de l’étoile rouge et que je suis ému à en trembler, alors je sais que je ne suis pas devenu étranger et infidèle au petit garçon que je fus.

    J’ai pratiqué tous les rituels. Je me suis livré à chacun des gestes de cet étrange culte. J’ai respecté tous les signes extérieurs qui devaient annoncer la victoire. Ecoutez : A quarante-neuf ans, me rendant au stade, je suis encore capable de suivre exactement le même itinéraire, de m’habiller de la même manière, de partir de chez moi absolument au même instant que lors du match précédent si, justement ce soir-là le Red Star a gagné sa rencontre. Je suis sûr qu’il s’agit là d’une manière affective d’aider l’équipe, d’éloigner d’elle dangers et maléfices. Je ne prie plus. Je crois pouvoir me permettre d’écrire que je hais les prêtres. Mais je possède encore en moi la conviction profonde ( divine peut-être ) que cette démarche, cette ritualisation, peuvent, malgré tout, aider à renverser le sort du combat à venir.

    Il reste aussi les mots. Avec eux, on peut nommer et encourager. Ils ont été inventés pour les usages ordinaires et quotidiens de la vie. Ils peuvent donc servir également pour le football. Maeterlinck dit d’eux qu’ils sont « malheureux, inquiets et étonnés comme des vagabonds autour d’un trône ». Pourtant, je n’ai jamais pu dire à un joueur que je l’aimais. J’ai toujours cherché à ironiser sur mon affection. Mais, parlant du football et du Red Star, je sais que je suis semblable, à la fois, à un vagabond et au roi. Un roi sans sujets, sans spectre et sans fortune. Un roi qui sait qu’il deviendra demain ce vagabond à qui chacun demandera des comptes. Mais ma passion perdure. « Je lui parle et tiens auberge avec elle ». Nous cheminons ensemble vers ce lieu du dedans, là-bas, le stade, là-bas, regardez, déjà les lumières des pylônes s’allument.

FRANCK VENAILLE
Ecrivain

En Librairie : « Hourra les morts » aux Editions Obsidiane ( 6 poèmes dédiés au Red Star ) et « La tentation de la sainteté », Collection/texte Flammarion-Léo Scheer Editeurs.

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